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Et si nous cessions de parler d’andragogie ?

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#17

Dans le monde de la formation professionnelle – en particulier la formation des adultes – il est courant d’entendre que la pédagogie s’applique aux enfants, tandis que pour les adultes on devrait parler d’andragogie. Cette distinction terminologique, popularisée notamment par le formateur américain Malcolm Knowles dans les années 19701, vise à souligner que les apprenants adultes ont des caractéristiques et des besoins spécifiques, différents de ceux des enfants. En un sens, andragogie se veut la pédagogie des adultes, c’est-à-dire la science et la pratique de l’éducation des adultes2. Mais en y regardant de plus près, l’emploi même du terme « andragogie » peut être contesté – et certains proposent même de le remplacer par un néologisme plus inclusif : anthropagogie. Dans cet article, nous explorerons en détail l’origine de ces termes, les principes de la formation des adultes, et les raisons pour lesquelles le vocabulaire de la formation continue pourrait évoluer. L’objectif est d’offrir une réflexion approfondie aux formateurs, aux responsables d’organismes de formation et à tous les acteurs de la formation professionnelle continue en France, sur la pertinence de parler d’andragogie – ou non – au XXIe siècle.

De la pédagogie à l’andragogie : qu’est-ce qui change ?

Commençons par clarifier les termes. Pédagogie vient du grec paidagogia (de paidos, enfant, et -agogie, conduire) : historiquement, c’est « l’art de conduire l’enfant », autrement dit l’éducation des enfants. Par extension, la pédagogie désigne aujourd’hui plus largement l’ensemble des méthodes d’enseignement, sans référence obligatoire à l’âge des apprenants3. Andragogie, de son côté, dérive du grec anèr/andros (homme mâle) et agogos (guide)4. Ce terme, apparu au XIXe siècle, a été remis à l’honneur par Knowles et d’autres pour désigner spécifiquement les méthodes et pratiques d’éducation des adultes, par opposition à la pédagogie orientée vers les enfants5. En France, l’andragogie est ainsi définie classiquement comme la « science et pratique de l’éducation des adultes »2.

Pourquoi avoir voulu un mot à part entière pour la formation des adultes ? Tout simplement parce que les adultes, à la différence des enfants, n’apprennent pas de la même façon. Ils ont un vécu, une autonomie, des motivations et des contraintes spécifiques. Knowles et les théoriciens de l’éducation des adultes ont formulé un ensemble de principes andragogiques pour adapter les dispositifs de formation continue à ce public. Nous détaillerons plus loin ces principes, qui mettent l’accent sur l’apprenant plutôt que sur l’enseignant, sur l’expérience plutôt que sur le savoir académique abstrait, et sur la motivation intrinsèque plutôt que sur la discipline imposée6, 7. En somme, l’andragogie a marqué un changement de paradigme : il ne s’agit plus d’« instruire » un public passif, comme on le ferait d’enfants à l’école, mais de former des adultes en tirant parti de leur maturité et en les rendant acteurs de leur apprentissage.

Cependant, avant de plonger dans ces aspects pédagogiques, arrêtons-nous sur un problème de fond : le mot andragogie lui-même convient-il pour parler de la formation des adultes ? Est-il réellement approprié, ou bien recèle-t-il une vision biaisée, peut-être datée, de son objet ? C’est ici qu’intervient la question de l’étymologie et de l’inclusivité du vocabulaire.

Une étymologie peu inclusive : le problème du « andro- »

On l’a vu, andragogie se décompose en andro- (du grec ἀνδρὸς, andros) qui signifie « homme » – et plus exactement l’homme de sexe masculin – et -agogie (« conduire, guider »). Littéralement, l’andragogie serait donc « l’art de guider les hommes » au sens masculin du terme8. Cette étymologie exclut implicitement la moitié de l’humanité ! Bien sûr, dans l’usage, personne n’entend par andragogie une formation réservée aux hommes – on l’emploie pour l’éducation de tous les adultes. Il n’empêche que le choix du radical andro- peut heurter à l’heure où l’inclusivité du langage est un sujet de plus en plus sensible. Comme le souligne un échange du service de questions-réponses Interroge de la Bibliothèque de Genève, « andragogie ne peut s’adresser qu’aux hommes, au sens sexué, mâle du terme, puisque telle est la signification du grec anêr/andros »9. À strictement parler, si l’on suivait cette logique, il faudrait inventer en parallèle une « gynégogie » (du grec gunê, femme) pour désigner l’art d’enseigner aux femmes adultes – ce qui devient absurde10.

Pourquoi une telle lacune dans le vocabulaire d’origine grecque ? En grec ancien, il existait heureusement un terme plus générique pour désigner l’être humain sans distinction de sexe : anthrôpos (ἄνθρωπος). De ce radical provient le préfixe anthropo- que l’on retrouve par exemple dans anthropologie. Contrairement à andro-, anthropo- signifie « être humain (homme ou femme) »11. Si l’on voulait créer un terme plus universel pour la formation des adultes, on pourrait donc remplacer andro- par anthropo- et parler d’anthropagogie.

Ce néologisme a effectivement été suggéré à plusieurs reprises. Dès 2008, un billet de blog relayé par la Bibliothèque de Genève proposait d’utiliser « anthropogogie » (ou anthropagogie, les avis divergent sur la meilleure translittération) pour désigner la formation de tout être humain (anthrôpos), enfant ou adulte indifféremment12. Bien sûr, parler d’anthropagogie pour l’éducation au sens large reviendrait à englober à la fois pédagogie (enfants) et andragogie (adultes) dans un concept unique. Certains auteurs ont donc avancé un terme encore plus précis pour l’éducation des adultes : aldanagogie, dérivé du grec aldanein qui signifie « faire croître, faire grandir »13. L’aldanagogie serait ainsi « l’art de faire grandir les adultes ». Toutefois, cette proposition reste très confidentielle et paraît un peu lourde.

Ce qui ressort de ces débats terminologiques, c’est le besoin d’un vocabulaire à la fois rigoureux et inclusif. D’un point de vue strictement étymologique, andragogie est bancal : il applique au domaine de la formation la vieille habitude de prendre le masculin pour le général (comme quand on disait autrefois les droits de l’homme pour les droits humains14). À l’inverse, anthropagogie aurait le mérite d’être neutre du point de vue du genre – il s’adresserait à anthrôpos, l’être humain, sans exclure personne. Qui plus est, ce terme reste cohérent avec la racine -agogie (« guider ») qu’on retrouve dans pédagogie. Sur le plan sémantique, anthropagogie couvrirait l’ensemble de l’art d’enseigner aux humains, quel que soit leur âge ou leur sexe. On pourrait décider de l’employer de façon plus restreinte pour désigner spécifiquement l’art de former les adultes (les êtres humains parvenus à maturité) par opposition à pédagogie (former les enfants). Après tout, le préfixe anthropo- a déjà été utilisé dans un contexte éducatif par le pédagogue portugais Manuel Patrício : celui-ci définissait en 1990 l’anthropagogie comme une « science pratique et normative en vue de la formation de l’Homme dans la plénitude de son humanité »15 – une conception très philosophique, englobant l’idée que l’éducation vise à réaliser pleinement l’humain.

Bien sûr, anthropagogie n’est pas (pas encore ?) un terme d’usage courant. Vous ne le trouverez dans aucun dictionnaire français actuel, et son emploi pourra déconcerter votre auditoire si vous l’utilisez sans explication. Toutefois, l’idée fait son chemin dans certains milieux académiques ou professionnels. Par exemple, un article de 2022 proposait d’emblée de remplacer le mot andragogie par anthropogogie pour discuter des différences entre éducation des enfants et des adultes16, 17. Preuve que le terme interpelle, la question a même été posée sur Wikipédia : sur la page de discussion consacrée à Anthropogogie, on peut lire qu’un tel néologisme a été proposé dans des revues scientifiques, et qu’en toute rigueur « la bonne transcription » serait anthropagogie (avec le a supplémentaire issu de agôgê, la conduite)18, 19.

En pratique, faut-il adopter anthropagogie ? Du point de vue de l’inclusivité linguistique, le terme est indéniablement plus satisfaisant. Il permettrait de parler de la formation des adultes sans donner l’impression d’en exclure qui que ce soit. Dans un contexte où l’on s’efforce de féminiser les noms de métiers, d’utiliser des formules épicènes et d’éviter le masculin générique, cela peut compter. Néanmoins, un langage purement inclusif ne doit pas nuire à la compréhension : or aujourd’hui, anthropagogie parlera beaucoup moins aux professionnels de la formation que andragogie. Faut-il alors cesser complètement d’utiliser andragogie ? Le débat est ouvert, mais avant de trancher, intéressons-nous aux réalités que recouvrent ces mots. Car au-delà des considérations étymologiques, ce qui importe, c’est bien la spécificité de la formation des adultes par rapport à celle des enfants ou adolescents. Voyons donc en quoi l’andragogie (ou l’anthropagogie) se distingue dans les faits de la pédagogie « classique ».

Les spécificités de l’apprentissage des adultes

Qu’on parle d’andragogie ou d’anthropagogie, l’idée sous-jacente est la même : former des adultes nécessite une approche différente de celle utilisée pour enseigner à des enfants. Cette intuition, formulée de longue date par des formateurs d’adultes, a été théorisée notamment par Malcolm Knowles à partir des années 1960-70. Knowles a synthétisé les caractéristiques de l’apprenant adulte en six principes fondamentaux, souvent repris comme la base du « modèle andragogique ». Voici ces principes, exprimés de manière concise d’après les travaux de Knowles et de ses successeurs20, 21 :

  1. Besoin de savoir : un apprenant adulte a besoin de comprendre pourquoi il apprend quelque chose et en quoi cela lui sera utile, avant de s’engager pleinement dans l’apprentissage20. En d’autres termes, il cherche du sens et des objectifs concrets à sa formation (contrairement à l’enfant à l’école qui apprend souvent parce qu’on lui dit de le faire).
  2. Autonomie : l’adulte souhaite prendre une part active au processus d’apprentissage. Son identité d’adulte implique un désir d’autonomie et d’auto-direction22. Il veut pouvoir influer sur les méthodes, participer aux décisions le concernant, et apprendre de manière moins dirigée.
  3. Expérience : l’adulte arrive en formation avec un bagage d’expériences important, qui sert de ressource pour apprendre. L’apprentissage s’appuie sur les expériences antérieures de l’apprenant (professionnelles, personnelles, associatives…) qui constituent une richesse à valoriser23. À l’inverse, ignorer cette expérience serait se priver d’un levier pédagogique puissant.
  4. Prêt à apprendre : un adulte est généralement prêt à apprendre ce qui correspond à son stade de développement ou à ses rôles sociaux du moment24. Par exemple, un salarié récemment promu manager sera avide de se former en leadership. La motivation d’un adulte pour se former est souvent déclenchée par une transition de vie, un besoin immédiat d’adaptation.
  5. Orientation pratique : l’apprentissage adulte est centré sur la résolution de problèmes concrets. L’apprenant préfère des contenus qu’il pourra appliquer directement dans sa vie professionnelle ou personnelle25. Plutôt que des disciplines académiques abstraites, il recherche des compétences opérationnelles, des mises en situation, des études de cas ancrées dans le réel.
  6. Motivation intrinsèque : bien que les adultes ne dédaignent pas les récompenses externes (certifications, augmentation de salaire…), leur motivation à apprendre est surtout intrinsèque21. Ils s’engagent en formation par goût du développement personnel, pour atteindre leurs propres objectifs, par satisfaction de relever un défi, bien plus que par crainte de la sanction ou pour faire plaisir à quelqu’un.

Ces principes, désormais classiques, tracent les grandes lignes du « portrait-robot » de l’apprenant adulte. Ils montrent en creux les limites d’une pédagogie conçue à l’origine pour des écoliers : un public adulte supportera mal une formation trop infantilisante, trop magistrale ou déconnectée de ses préoccupations. À l’école primaire, l’enseignant peut imposer un savoir et une discipline à des enfants peu conscients de leurs besoins futurs. En formation pour adultes, cette posture serait contre-productive : on cherchera au contraire à impliquer l’apprenant dans ses objectifs, à reconnaître son expérience, à respecter son autonomie et à faire naître une motivation profonde.

Concrètement, cela se traduit par des méthodes pédagogiques et un rôle du formateur assez différents de ceux de la salle de classe enfantine. Le formateur d’adultes devient davantage un facilitateur qu’un professeur au sens traditionnel. Son rôle est d’accompagner l’apprenant, de le guider et le motiver, tout en lui laissant une large part d’initiative. On parle souvent d’approche centrée sur l’apprenant, par opposition à l’approche centrée sur l’enseignant typique de la pédagogie scolaire26. Ainsi, dans une formation andragogique, le formateur n’est plus le détenteur unique du savoir qui dispense la bonne parole : il propose, invite, motive, organise, mais il laisse à l’adulte le libre arbitre de sa démarche et encourage l’auto-formation et l’auto-évaluation27. L’apprenant est considéré comme acteur de sa formation, responsable de sa progression avec le soutien du formateur.

Un cadre de formation adapté aux adultes valorisera par exemple les échanges d’expériences entre participants (pair-à-pair), les études de cas concrètes tirées du terrain, les projets autonomes, les mises en situation proches du contexte de travail, etc. Le formateur pourra adopter une posture de coach ou de mentor, cherchant à développer la confiance et la motivation de chacun28. L’ambiance se veut généralement plus informelle et égalitaire qu’en contexte scolaire : on évite de reproduire le schéma professeur/élève descendant, afin de créer un climat propice à l’apprentissage adulte (bienveillance, respect mutuel, pertinence pratique).

Il faut noter que ces principes andragogiques, s’ils sont largement reconnus, ne sont pas des recettes absolues applicables en tout lieu et en tout temps. La recherche en éducation des adultes a aussi souligné qu’il existe des variations individuelles : tous les adultes ne sont pas autonomes ou motivés au même degré, cela dépend de leur personnalité, de leurs expériences antérieures, de leur contexte de vie, etc.29, 30. Par ailleurs, la frontière entre pédagogie et andragogie peut s’avérer moins étanche qu’il n’y paraît. Par exemple, on reconnaît aujourd’hui que les enfants aussi apprennent mieux lorsqu’ils sont actifs et motivés intrinsèquement – d’où les pédagogies dites actives même à l’école. Inversement, certains principes « andragogiques » peuvent s’appliquer dès l’adolescence ou dans l’enseignement supérieur. La différence est souvent une question de degré plutôt que de nature : plus l’apprenant gagne en maturité, en expérience et en autonomie, plus l’approche formatrice doit s’adapter en conséquence.

En France, la montée en puissance de la formation professionnelle continue depuis la fin du XXe siècle a popularisé ces approches centrées sur l’adulte. Les formateurs intervenant auprès de salariés ou de demandeurs d’emploi ont intégré, souvent sans même utiliser le mot andragogie, la nécessité de méthodes participatives et individualisées. Les référentiels de formation insistent sur la prise en compte de l’expérience des apprenants, sur l’ingénierie pédagogique adaptée au public adulte, etc. Par exemple, un rapport du ministère du Travail souligne que dans la formation des soignants, « l’andragogie ou formation des adultes favorise le partage des responsabilités, l’autonomie, l’auto-évaluation et la reconnaissance des expériences »31. Au cœur de cette approche, la relation d’accompagnement est primordiale : le formateur-accompagnateur doit prendre en compte la personnalité de chacun et instaurer un climat de confiance, en laissant à l’apprenant une marge de manœuvre pour s’auto-former et s’auto-évaluer32.

On le voit, ce qu’on désigne par andragogie correspond en réalité à un ensemble de bonnes pratiques pédagogiques centrées sur l’adulte. Le terme a eu son utilité historique pour faire évoluer les mentalités (notamment dans les années 1970-1980 où il fallait faire comprendre que former des adultes n’était pas la même chose qu’enseigner à des enfants). Mais aujourd’hui, certaines de ces idées sont devenues partie intégrante de la pédagogie générale, au point qu’on peut s’interroger : est-il encore nécessaire de distinguer pédagogie et andragogie ? Et surtout, faut-il adopter le terme anthropagogie pour corriger l’anomalie linguistique signalée plus haut ? C’est ce que nous allons discuter pour conclure, en revenant au choix des mots et à ses implications.

Pédagogie, andragogie… ou anthropagogie : faut-il changer de mot ?

Revenons à notre question initiale : doit-on cesser de parler d’andragogie parce que ce terme est imparfait, et le remplacer par un autre (anthropagogie), voire simplement revenir à pédagogie tout court ? Plusieurs arguments sont à peser, tant pratiques que conceptuels.

D’un point de vue linguistique et éthique, l’argument en faveur d’anthropagogie est la volonté d’inclusivité. Il est exact qu’andragogie repose sur une racine masculiniste ; à une époque où l’on traque le sexisme dans la langue, cela peut sembler en décalage. Adopter anthropagogie serait un signal fort pour affirmer que la formation concerne tous les adultes sans distinction. Cette préoccupation rejoint des débats plus larges : par exemple, on parle de plus en plus de droits humains au lieu de droits de l’homme, on féminise les noms de fonctions (on dira formateur et formatrice, ou formateur·rice en écriture inclusive), etc. Le langage façonne en partie nos représentations, et le monde de la formation n’échappe pas à cette réflexion sur les termes. On pourrait aussi objecter qu’andragogie véhicule malgré lui un certain biais historique – il rappelle qu’autrefois l’éducation des femmes était négligée, d’où le choix originel du mot centré sur les hommes. Choisir un terme neutre comme anthropagogie tournerait définitivement la page de cette vision datée.

Cependant, tout le monde n’est pas convaincu qu’il faille changer de vocabulaire. D’abord, parce que anthropagogie reste un terme obscur pour la plupart des professionnels. Le risque d’incompréhension ou de confusion est réel. Introduire un néologisme dans le jargon de la formation nécessiterait des efforts de diffusion, d’explication, là où andragogie est déjà compris au moins par le public spécialisé. Ensuite, certains estiment tout simplement que cette distinction de termes est superfétatoire : la pédagogie, au sens large, peut très bien couvrir l’éducation à tout âge. Il suffit de préciser pédagogie des adultes lorsque besoin est. C’est l’avis par exemple exprimé dans le billet cité plus haut : pourquoi ne pas parler tout simplement de « pédagogie des adultes » au lieu de s’encombrer d’un mot savant de plus33 ? Après tout, dans l’usage courant, pédagogie est déjà synonyme d’art de former, sans autre précision. De nombreux formateurs professionnels se présentent comme pédagogues ou experts en pédagogie, même s’ils ne forment que des adultes, sans que cela choque personne.

Un autre argument pratique pour rester sur pédagogie est qu’Internet et le référencement ne se préoccupent guère d’étymologie : un responsable formation qui cherche des conseils sur Google tapera plus volontiers « pédagogie adulte » ou « formation adulte efficace » que anthropagogie, terme qu’il ne connaît pas. Du point de vue SEO (référencement naturel), le néologisme est un mot-clé inexistant, alors qu’andragogie bénéficie d’un volume de recherche non négligeable et que pédagogie reste de loin le mot le plus utilisé. Il ne s’agit pas de négliger la précision du langage, mais pour toucher l’audience visée (les dirigeants d’organismes de formation, les formateurs indépendants…), il faut parler avec les mots qu’ils emploient. Et aujourd’hui, force est de constater que le duo « pédagogie / andragogie » est bien ancré dans les esprits.

Par ailleurs, sur un plan plus conceptuel, on peut questionner la nécessité de marquer une séparation nette entre pédagogie et andragogie. Certains chercheurs en éducation considèrent que cette opposition a été un peu artificielle. UNESCO, par exemple, n’a jamais vraiment adopté le terme andragogie : dans ses documents officiels on parle plutôt d’« éducation des adultes » (adult education) ou d’« éducation permanente ». Dès 1979, l’UNESCO recommandait d’éviter le jargon et de ne pas utiliser andragogy dans les communications internationales34. Dans la version anglaise des publications, on préfère souvent continuing education ou lifelong learning. Le mot andragogie a eu du succès surtout dans quelques pays européens (Allemagne, Europe de l’Est, Québec…) et bien sûr chez les spécialistes de la formation des adultes, mais il est loin d’être universel35, 36. En Allemagne même, où le terme existait depuis longtemps, on constate qu’il tend à être employé de moins en moins fréquemment de nos jours37. Le courant actuel insiste davantage sur la professionnalisation de la formation continue et sur la notion de compétences que sur des querelles terminologiques.

On pourrait dire, de manière un peu provocante, qu’une bonne ingénierie pédagogique suffit, qu’elle s’adresse à des enfants ou à des adultes – à charge pour le formateur d’en adapter les modalités. Après tout, de nombreux principes de l’andragogie sont aujourd’hui repris dans la pédagogie générale (on parle de pédagogie active, de classe inversée, de différenciation pédagogique, etc., y compris à l’école). Inversement, le numérique éducatif bouscule les pratiques pour tous les publics, et l’adaptation aux apprenants passe autant par la pédagogie (didactique, outils, psychologie cognitive) que par une prétendue opposition de principes entre âges.

Pour autant, faut-il enterrer le concept d’andragogie (et a fortiori l’idée d’anthropagogie) ? Pas forcément. Nommer les choses, c’est aussi reconnaître des spécificités et des savoir-faire. Les formateurs d’adultes ont développé, au fil des décennies, une véritable expertise pédagogique propre à la formation continue, différente de celle des professeurs du secondaire par exemple. Le mot andragogie a pu servir de étendard pour revendiquer cette identité professionnelle. Dans certains pays, on parle d’ailleurs volontiers de diplôme ou de maîtrise en andragogie pour former les spécialistes de l’éducation des adultes38. En ce sens, conserver un terme dédié permet de visibiliser le métier d’andragogue (ou d’anthropagogue, si l’on adopte ce vocable), là où pédagogue reste associé dans l’imaginaire commun à l’enseignement scolaire. L’andragogie a aussi apporté un cadre conceptuel utile pour la recherche en formation des adultes : même si ses principes ne sont pas des lois scientifiques gravées dans le marbre, ils ont orienté des approches, des méthodes, des modèles spécifiques (par exemple la formation autodirigée, le coaching, la validation des acquis de l’expérience…). Abandonner totalement le terme pourrait donner l’impression erronée que former un public adulte ou former des enfants, « c’est pareil ». Or ce n’est pas exactement pareil, comme nous l’avons longuement examiné.

En fin de compte, peut-être convient-il de garder andragogie comme un terme technique utile, tout en étant conscient de ses limites, et parallèlement de promouvoir un usage plus inclusif lorsque c’est possible. On peut très bien parler de pédagogie appliquée aux adultes dans un contexte où l’audience n’est pas familière du jargon, et réserver andragogie (ou anthropagogie) aux discussions spécialisées, notamment pour désigner la théorie de l’apprentissage adulte. Après tout, Knowles définissait l’andragogie comme un modèle opposé à la pédagogie traditionnelle, mais pas nécessairement comme une science complètement autonome39.

Pour notre part, chez Argalis, nous trouvons la proposition anthropagogie intéressante : plus inclusive, plus fidèle à l’esprit universaliste qui devrait présider à la formation professionnelle. Parler d’anthropagogie pourrait être un moyen de dépoussiérer le discours sur la formation des adultes, et de rappeler que former un adulte, c’est avant tout former un être humain accompli, avec tout ce que cela implique de respect et d’exigence. Bien sûr, nous sommes conscients qu’il s’agit là d’un choix de termes et que, quels que soient les mots utilisés, l’important est la qualité de la formation délivrée aux apprenants. Mais les mots ne sont pas neutres, et réfléchir à leur sens fait avancer le métier.

Un débat (toujours) ouvert

En conclusion, la réflexion reste ouverte sur le vocabulaire de la formation des adultes. Le terme andragogie est-il dépassé, du fait de son étymologie ou de la convergence des méthodes pédagogiques entre enfants et adultes ? Anthropagogie vous paraît-il plus pertinent et plus conforme à nos valeurs actuelles ? Ou bien considérez-vous que pédagogie suffit amplement, quel que soit l’âge des apprenants, pourvu qu’on précise le contexte ? Chacun aura son avis sur la question. L’important est que ce débat nous amène à partager nos expériences, nos réussites et même nos difficultés dans l’art de former les adultes. N’hésitez pas à contribuer à la discussion et à apporter votre éclairage – après tout, la formation est un domaine en évolution constante, et c’est ensemble que nous la faisons progresser. Le débat est ouvert !

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